Je ne fais pas partie des riches, ni même de la bourgeoisie. Cependant, je ne compte pas déverser une haine quelconque ou cracher de la bile sur les riches, comme c’est devenu de coutume depuis des siècles.

Je n’ai pas plus l’intention d’appeler les prolétaires du monde à s’unir dans une lutte contre les exploitants, afin de nationaliser, redistribuer, égaliser, et ainsi de suite. Je suis de la dernière génération soviétique – oui, celle de l’URSS. J’ai vu de l’intérieur ce rêve égalitaire à l’« avenir lumineux » que le parti communiste peinait à construire pendant les trois quarts du siècle dernier. J’ai vécu son absurdité et ensuite son agonie. Donc, pour ceux qui voudraient à la va-vite me classer dans le camp rouge (ou ne serait-ce que rose) : faites l’effort de voir dans mon approche quelque chose de moins banal qu’un simple et énième militantisme politique !

Il se trouve que je n’ai jamais été jaloux des (nouveaux) riches. En réaction à cet aveu certains lèveront les yeux au plafond en se disant que l’auteur feint. Libre à vous de le croire. Mais dans ce cas, n’allez pas plus loin, ce livre n’est pas pour vous. Je préfère vous le dire d’emblée, aussi sincèrement que le fait que je n’ai jamais été jaloux des riches.

Ce qui m’intéresse, c’est de brosser le portrait multiple des (nouveaux) riches, peut-être même tels que certains d’entre vous ne les avaient jamais perçus auparavant. Ce portrait sera quasi inévitablement quelque peu satirique, mais guère exagéré. En français on dit « heureusement que le ridicule ne tue pas », ce qui est une manière bien latine d’exprimer – au détour – le mépris ou la réprobation de quelque chose que le conscient collectif n’approuve pas. Tandis que, par exemple, dans la tribu Mbuti, en Afrique centrale, on use du ridicule au lieu de la punition[1]. En d’autres termes, on dénonce les comportements inappropriés dans le groupe en ridiculisant les protagonistes publiquement.

Ce faisant, je vais à l’encontre de ce que me disait toujours un ami : « Il ne faut jamais se moquer des riches, parce qu’un jour ça pourrait bien t’arriver… ». Depuis, il est devenu riche. Et moi, j’écris ce récit accompagné de réflexions, fruit de 20 ans d’observation et d’expériences variées.

Ce portrait multiple est nécessaire pour élucider l’une des raisons principales qui crée le plus important dysfonctionnement de notre société. Comme a dit Idries Shah : « L’ignorance est la servitude et la connaissance donne de l’espoir, mais seule la compréhension apporte la liberté ». Alors, la compréhension que je partage dans ce livre se base sur mon expérience tirée d’histoires vraies, vécues en contact direct avec des riches et la bourgeoisie. Qui suis-je, n’a pas une grande importance. La vraie question serait « Pourquoi ai-je décidé d’en parler ? ». Et la réponse à cette question est présente en filigrane pratiquement à chaque page de mon récit réflexion. Alors, je commence…

Stop ! Dernière précision : j’ai voulu transmettre fidèlement l’ambiance des dialogues et des phrases des personnages (qui ne sont pas inventés). Alors, les esthètes de la langue de Molière, les profs de français, les âmes sensibles et autres amateurs du classicisme, sachez que la très maigre partie de ce récit du serviteur consacrée aux dialogues comportera le langage parlé tout droit du quotidien.

[1] Geert Hofstede, Gert Jan Hofstede, Michael Minkov, Cultures et organisations. Comprendre nos programmations mentales, 3e édition, Pearson, 2010, p. 521.

PARTIE I
Le récit du serviteur

Je m’approchais de l’hôtel George-V en Mercedes S500, lustrée comme si je sortais tout droit du Salon de l’automobile. Le trafic parisien, comme d’habitude, ne permettait pas de rouler plus vite que trente à l’heure, bien que j’eusse plus de 380 chevaux sous le capot. Mais je ne me dépêchais pas, j’étais à l’heure. Pour une fois…

Mon téléphone sonne, je réponds à l’aveugle. C’est Levon, le propriétaire du garage, un gars d’une gentillesse inouïe issu de l’émigration arménienne ; il travaille comme chauffeur depuis toujours et connaît Paris comme sa poche, alors ses clients reviennent vers lui depuis des années. Dans les enceintes de la stéréo luxueuse j’entends une intonation ironique dans sa voix :

— T’es déjà arrivé ?

— Je suis Pierre 1er de Serbie…[1]

— Ah… elle est bonne celle-là, rétorque-t-il en souriant.

— Pourquoi, le client est déjà sorti ?

— Oui, déjà dehors.

— C’est pas vrai !

Instinctivement je commence à paniquer en pensant soudainement être en retard, la chose indigeste dans le milieu, et pourtant ma plaie. Levon essaie pendant quelques secondes de me faire tourner en bourrique me faisant croire que j’ai confondu l’heure du rendez-vous, mais sa voix le trahit vite.

— Vas-y, arrête tes conneries ! C’était bien à 16 heures ? J’arrive là, je suis à 300 mètres.

— Tu le vois ?

— Qui, le client ?

— Oui…

— Bah non, je le connais pas. En plus il y a du monde-là, devant le porche. Tu m’as dit qu’il était russe, lui, non ?

— T’inquiète, tu vas le reconnaître…

— Comment je peux le reconnaître, si je le connais pas ?

— Vas-y, vas-y… tu verras…

J’entends littéralement un large sourire dans la sono de la limousine, agrémenté d’un esprit très taquin, ce qui n’est pas propre à Levon à quelques minutes de la prise en charge d’un client. Pendant cette conversation je remonte l’avenue George-V vers les Champs et prends la contre-allée au niveau de Quentin-Bauchart qui permet d’accéder au parvis du palace. Deux trois voitures de place sont en attente devant le porche où le portier avec le voiturier, tirés à quatre épingles, accueillent et font partir les hôtes de l’établissement, tous habillés élégamment et, naturellement, pas de « chez Tati ».

Levon s’impatiente de savoir si j’ai enfin retrouvé mon client. Je lui redemande comment je peux le reconnaître, ce à quoi il prend un malin plaisir à me répondre pour la énième fois « Tu ne vas pas le rater, lui ». Enfin, j’avance un peu et je vois tout le porche qui était caché par une structure de ravalement depuis le haut de la contre-allée.

À cet instant précis, mon regard s’arrête sur un spécimen. C’était un russe. Son visage le trahissait à des kilomètres à la ronde. De surcroît pour moi, qui suis russe, il n’y avait pas l’ombre d’un doute que ce faciès ne pouvait provenir que des profondeurs de la Russie. Seul, cigarette à la main, il fumait comme s’il jouait un remake d’une parodie des œuvres classiques sur les nobles d’un autre temps. Rien que ses gestes avec la cigarette étaient tellement prononcés et ridicules qu’on ne voyait que lui dans la rue. Mais le plus remarquable était autre chose. Simultanément à cette comédie surjouée et de mauvais goût, mon regard se bloque sur le reste ne pouvant échapper à personne. Car dire que c’était criant, c’est ne rien dire. C’était pour le moins hilarant et époustouflant !

Imaginez un russe (d’un pays connu pour être froid) habillé de la tête aux pieds en peau de crocodile, et posté ainsi en plein centre de Paris, devant un palace de renommée mondiale, entouré de gens très élégants… Si vous pensez que j’exagère le décor, c’est que vous connaissez mal les nouveaux riches et leur capacité à se ridiculiser, tout en restant persuadés d’être irrésistibles. Et surtout uniques !

Ça, pour être unique, il l’était, celui-là ! Même une comédie hollywoodienne à gros budget n’aurait pas fait mieux. Santiags en peau de crocodile (non, ce n’est pas une faute de frappe), pantalon en peau de crocodile, veste en peau de crocodile… Et… Vous l’attendez tous… Oui ! Chapeau de Crocodile Dundee (en peau de crocodile, naturellement) couronnant cet ensemble unique, piquant, extravagant, tape-à-l’œil et bigrement absurde !

Abasourdi par une telle prestance, je marmonne à demi-voix « Sans déconner… ». S’ensuit le rire assourdissant de Levon dans toute la voiture, ravi de la chute. Compulsivement je diminue le volume par peur que tout le monde à l’extérieur entende le rire diabolique de mon boss. Il balance juste « Allez, bonne mission ! » avant de raccrocher en pleine jouissance de mon anéantissement par la surprise qui m’attendait, là, à quelques mètres. Mais en réalité, mon anéantissement provenait plutôt de l’anticipation quasi instantanée des quelques jours qui m’attendaient en compagnie de ce phénomène. Et je ne me suis guère trompé…

[1] Avenue Pierre-Ier-de-Serbie, à Paris, entre place d’Iéna et avenue George-V.

Qu’est-ce que la GR ? C’est la grande remise. Le terme « voiture de remise » est apparu courant le XVIIème siècle à Paris. « Les problèmes de circulation et de stationnement dans les rues étroites aux abords du palais du Louvre et du Château de Versailles encouragèrent les autorités à mettre à la disposition des cochers au service du roi et de la Cour des remises (garages) où ils devaient stationner. Deux catégories de remises coexistaient et leur accès était fonction de la qualité des véhicules et de leurs passagers. Les cochers des carrosses luxueux au service des hauts dignitaires avaient accès à la ‘grande remise‘, tandis que les autres attendaient à la ‘petite remise‘ [1] ».

Au moins 300 ans plus tard, dans les années 2000, on parlait « des voitures de tourisme de luxe conduites par le propriétaire ou son préposé selon des conditions fixées à l’avance entre les parties[2] ». La dénomination GR s’est transformée dès 2010 en « voitures de tourisme avec chauffeur », VTC.

Dans mon récit je vais continuer à employer la dénomination GR ou grande remise. Premièrement, je me suis habitué à ce terme il y a des années et, deuxièmement, j’ai travaillé essentiellement à l’époque de la grande remise : entre 2003 et 2010. Or, les histoires et l’analyse que j’ai décidé de partager ici proviennent presque toutes de l’époque GR. Bien qu’en me lisant, gardez à l’esprit qu’aujourd’hui il s’agit des VTC. Sachant que peut-être demain un nouveau ministre décidera de changer une nouvelle fois la dénomination de ce métier, mais qui sur le fond ne changera guère.

La seule supposition que je puisse faire, c’est qu’il est possible qu’un jour, peut-être même pas très lointain, les stars et les riches se fassent conduire par « les voitures de tourisme de luxe sans chauffeur ». La tendance générale emprunte progressivement cette voie. Bien que j’y voie deux bémols. Le premier : malgré toutes les spéculations très à la mode depuis peu sur l’intelligence artificielle et notamment les voitures sans chauffeur, nul n’est capable de dire plus ou moins concrètement et de manière sûre quand cela adviendra et sous quelle forme. Et le deuxième, celui qui m’intrigue le plus : est-ce que ces riches et nouveaux riches changeront rapidement et facilement la bonne vieille méthode, le chauffeur, contre un robot impersonnel ?

Ce qui importe de comprendre est que l’on ne peut pas « faire genre » devant un robot. La maladie « m’as-tu vu », dont sont sévèrement atteints les riches et en particulier les nouveaux riches, fait véritablement des ravages au niveau de l’esprit. Comme cette très jeune russe, maximum 25 ans, enceinte de 8 mois, qui vint dans la région parisienne dans un palace entouré de verdure « pour respirer » et passer son temps à se maquiller, à essayer des vêtements dans les boutiques (sachant que dans un mois elle ne pourra plus les porter), à se faire un restaurant par jour dans Paris tout en ayant des discussions totalement vides de sens au téléphone avec ses copines, et à jouer la victime dans la voiture en m’expliquant qu’elle vit à l’année à Monaco, pendant que son mari gagne des millions à Moscou et ne vient la voir que les week-ends. « Il ne faut pas rester à Monaco en hiver, c’est trop ennuyeux… en hiver il faut aller dans les pays chauds… je sais pas moi… aux Caraïbes ou à Miami. Sinon à Monaco on peut choper une dépression. C’est vide, il n’y a rien qui s’y passe. »

En effet, comme disait une héritière septuagénaire, qui n’a pas travaillé un seul jour de sa vie : « les gens ne se rendent pas compte… ». Elle expliquait à mon ami, qui la conduisait pendant plusieurs mois, que « vivre avec beaucoup d’argent n’est pas une chose facile, qu’il y a tout le temps des gens qui vous demandent de l’argent, et puis les gens sont jaloux. Mais surtout, les gens ne comprennent pas ce que c’est que de gérer une fortune ». Bref, on ne peut pas se rendre compte, mais il faut simplement accepter le fait que Les riches pleurent aussi, comme l’affirme le nom d’une telenovela mexicaine de 1979. Une véritable daube de 248 épisodes, qui n’a jamais été diffusée en France mais qui a marqué plusieurs générations dans l’espace post-soviétique entre 1991 et 1992. Or, en partant du constat que les riches ont aussi des problèmes, proportionnels à leur fortune, ils ont forcément besoin de s’épancher auprès de quelqu’un qui n’a d’autre choix que de les écouter et faire semblant de s’y intéresser. Difficile d’obtenir cette compassion d’un robot.

On ne peut pas lui demander de trouver une prostituée rapidement à trois heures du matin, lorsque la soirée n’a pas tourné comme prévu. À l’instar de ce jeune français friqué, dont le chauffeur avait l’âge de son père, à qui il disait « Trouve-moi des nanas qui restent pas, j’aime pas quand ça reste jusqu’au matin, il faut parler et tout… ». Le robot ne procurera pas de la poudre ou de l’herbe, tandis que l’on peut le confier au chauffeur sans se mouiller et prendre le risque de rencontrer le dealer. Le chauffeur livrera directement à l’hôtel et ne le dira à personne, sinon il perdra son job.

Le robot ne portera pas les valises et ne réceptionnera pas les sacs à la sortie des boutiques pour les mettre dans le coffre. Le robot ne viendra pas vous chercher à l’aéroport avec une tablette portant votre nom, pour vous parler de la pluie et du beau temps pendant qu’il porte vos valises. On peut le programmer pour vous servir des boissons dans la voiture, pour afficher à l’écran pendant le trajet tout ce que vous voulez et éventuellement tenir une conversation avec vous. Mais vous ne pourrez jamais vous sentir supérieur au robot grâce à votre argent et votre position sociale. Or, ce besoin quasi vital était observable chez plus de la moitié des riches que j’ai connus.

[1] La CSNERT : Au service des VTC-GR depuis 1945, Chambre syndicale nationale des entreprises de remise et de tourisme, consulté le 21 juillet 2019. [https://www.csnert.fr/le-t3p/historique-de-la-grande-remise/]

[2] Du décret n° 55-961 relatif à l’exploitation des entreprises de remise et de tourisme, paru au Journal officiel de la République française le 20 juillet 1955.

Ainsi, le milieu de la grande remise, telle que je l’ai connue étant étudiant au début des années 2000, a son propre jargon professionnel comme toute branche d’activité. Il n’est pas forcément compréhensible à ceux qui lui sont extérieurs. Et ce jargon professionnel est souvent amplifié par des termes étrangers pour faire encore plus professionnel qu’on ne l’est en réalité. Autrement dit, pour faire genre…

C’est propre à tous les domaines sans exception. Comme le monde d’entreprise est truffé de mots anglo-saxons, pour se donner de l’importance et du sérieux, le monde GR est rempli de mots à signification ampoulée. Car lorsqu’on est une société de « transport des personnes », dont le « staff » est loin des anciens des grandes écoles (moi y compris), on a une forte tendance à gonfler son sérieux avec des mots tirés des grosses productions américaines, du genre Bodyguard avec Kevin Costner (sorti en 1992). Dans un épisode de ce film le personnage de Kevin Costner forme un très jeune chauffeur d’une star en vogue à la conduite extrême, après quoi, inévitablement, ce dernier se sent super-professionnel et invincible.

Par exemple la mission, c’est le nom que l’on donne dans le milieu de la GR au temps dédié à un client. Bien sûr, on est loin d’une Mission impossible. Bien que parfois, lorsqu’on a affaire aux riches – ou pire, aux nouveaux riches – n’importe quelle mission puisse à force devenir impossible. Comme, par exemple, ce cas qui m’a été raconté par un témoin : sur un yacht loué, une riche capricieuse exige des yaourts d’une marque précise. À la suite à une véritable crise d’hystérie le capitaine se rend compte qu’il sera difficile de les pêcher en pleine mer. Il prend, alors, la décision de faire livrer ces yaourts par jet privé du Canada et ensuite par hélicoptère sur le bateau en 24 heures. Après tout, pourquoi pas, puisque les frais sont couverts par la cliente… Cela fait marcher l’économie, c’est le principal !

***

J’entendais au quotidien autour de moi des répliques qui faisaient irrésistiblement penser au remake de Bodyguard ou d’autres œuvres de cet acabit. « Tu pars en mission avec une personnalité, que j’peux pas nommer pour l’instant. » Quel secret professionnel ! C’était un véritable cocktail de suspens vis-à-vis des subordonnés (les chauffeurs), probablement par la peur des managers de se faire doubler par la concurrence, et par le besoin insoutenable d’avoir l’air sérieux et très professionnel.

Une « mission » peut durer un jour, comme plusieurs mois, ce qui est beaucoup plus rare, à moins d’être le chauffeur attitré d’une « personnalité » pendant une période. Une personnalité, c’est une espèce de codification dans le milieu travaillant avec des personnes connues, des politiciens ou, tout simplement, avec des « blindés ». Les blindés sont ceux qui peuvent se permettre les prix du luxe au quotidien et, notamment, ceux qui peuvent se permettre une voiture de luxe avec un chauffeur à leur disposition.

Les prix ? Disons qu’aujourd’hui les prix publics sont 80 euros TTC de l’heure et la journée va tourner autour de 500 euros. Dans les années 2000, une heure en Mercedes Class S500 ou S600 se facturait entre 120 et 150 euros. La journée, où en général on ne comptait pas les heures, pouvait aller jusqu’à 700-800 euros. Malgré l’inflation économique, les appétits dans la branche des taxis de luxe se sont vus révisés à la baisse à cause de la concurrence déloyale et l’ubérisation de la société. Pendant ce temps-là, la clientèle qui continue à recourir à ces services ne s’est guère appauvrie, bien au contraire.

« T’auras la S avec l’intérieur beige, fais gaffe, elle est neuve. » Comme si je n’allais pas faire attention à une voiture, dont la valeur n’était jamais en dessous de 70 000 euros, et ceci parmi les moins chères. « Tu me soignes la personnalité, hein… cravate, bouteilles et nickel à l’intérieur. »

Je traduis. Dans le monde du luxe, la cravate est une touche indispensable du marketing et du pseudo-professionnalisme. Le fait que derrière une cravate peut se trouver n’importe quel débutant, qui ignore les rouages du métier et s’exprime essentiellement en verlan, ça reste en off [1], comme on dirait dans le showbiz. D’ailleurs, ceci est parfaitement extrapolable aux politiciens et au monde des affaires : quiconque portant une cravate ne respire pas obligatoirement le professionnalisme, la transparence et le sérieux. Très souvent c’est précisément le contraire.

Les bouteilles, ce sont les petites bouteilles d’eau qui devaient obligatoirement être mises à disposition des clients. Certains mettaient en sus des mouchoirs en papier, des chewing-gums à la menthe et parfumaient l’habitacle.

« Eh ! La caisse impeccable pendant toute la mission. C’est les VIP. OK ? » Comme si les autres clients qui payaient le même prix, mais étaient moins connus du grand public, ou bien recouraient pour la première fois aux services de la société en question, étaient moins importants. Or, même dans le luxe il y a des VIP et la plèbe, même si elle paie le même prix fort.

« Si la personnalité sort là où il y a beaucoup de monde, tu assures les arrières. Ils doivent se sentir en sécurité… » Ceci, typiquement, est un symptôme du manque d’action qui était prenant dans ce milieu bourré de testostérone, sur le fond de bastons musclés, particulièrement à la mode il y a 15 ans au cinéma. Tel un Transporteur, sorti en 2002, qui faisait des miracles – c’est le cas de le dire – au volant de ses bolides il cassait les gueules de quiconque apparaissant sur son chemin. Beaucoup s’identifiaient à Jason Statham : costard cravate noirs, cheveux très courts, barbe de deux trois jours, lunettes de soleil et la mimique d’un tueur à gage. Il manquait juste l’oreillette au fil blanc spiralé comme dans le Bodyguard. Mais certains la remplaçaient par l’oreillette Bluetooth, qu’ils n’enlevaient jamais quelles que soient les circonstances. Seulement il y a 15 ans les premiers modèles de ces oreillettes clignotaient en permanence d’une lumière bleue, aveuglante dans le noir, sûrement pour attirer l’attention de ceux qui ne l’avaient pas encore. Bref, les mecs ressemblaient plus aux Roberts qu’aux Redfords[2]

« Eh bordel, achète-toi une oreillette et porte la vingt-quatre sur sept, que je puisse te joindre à tout moment. On peut pas faire de gaffes dans ce taf ! » Le professionnalisme couillu aux airs de 007 se sentait « à mort » derrière les lunettes de soleil accrochées aux oreilles soigneusement dégarnies à la tondeuse des managers et de nombreux chauffeurs. Ils étaient très facilement repérables au volant des Mercedes et Audi noires à vitres teintées qui sillonnaient la capitale française, de manière prédominante dans le triangle d’or.

C’était les mêmes consignes pour chaque mission, pour chaque personnalité. Elles étaient toujours données avec le sérieux d’une importance d’État. L’exception de tout ce petit monde était Levon, qui riait toujours du ridicule fréquent et omniprésent, dont la GR était et est toujours bourrée. C’est peut-être pour cela que je me suis vraiment bien entendu avec lui et on a travaillé en s’amusant du fond du cœur ensemble pendant un moment.

[1] Hors du champ de la caméra ; partie cachée.

[2] La fameuse blague des Inconnus : « il y a les copains qui disent que je ressemble plus à Robert qu’à Redford ».

Personnellement, je n’ai jamais vu en vente (où que ce soit) des vêtements en peau de crocodile. Peut-être parce que j’ai d’autres priorités dans la vie et surtout d’autres convictions, je ne sais pas. Mais là, j’étais face à un quadragénaire russe enveloppé intégralement en peau de crocodile avec un air semi-blasé, semi-hautain. Il dégageait un mépris pour tous ceux qui étaient là pour le servir, en évitant même de regarder dans leur direction. Et je n’évoque même pas un « bonjour » et encore moins un sourire aux inconnus, ce qui tout simplement n’est pas dans la culture russe.

Bien que préparé et déjà expérimenté, mais toujours naïf, je sortis du véhicule pour le saluer et lui ouvrir la porte. Le portier en face était débordé par deux autres voitures et je ne me sentais pas de rester à l’intérieur et d’attendre que ça se passe. Le temps de faire le tour de la voiture et d’ouvrir le coffre (comme dans le protocole), Dundee, sans répondre à mon « Bonjour Monsieur », s’installait déjà en arrière de la limousine en prenant un grand soin de ne pas faire tomber son chapeau.

Par la suite, je déduisis qu’il venait d’arriver par avion à Paris et ensuite en taxi à l’hôtel. Il ne s’était certainement pas vêtu en Crocodile Dundee au départ de Moscou. Il dut se déguiser dans sa suite au George-V, dès qu’il y posa ses valises. Et, sûrement, il n’avait pas encore l’habitude de porter ce chapeau, avec lequel, à l’évidence, on ne passait pas dans la voiture aussi aisément que sans.

Bref, en l’interrogeant depuis ma place derrière le volant « où va-t-on ? », je le regardai naturellement dans le rétroviseur : le chapeau était déjà tenu dans les mains, ses cheveux fins étaient aplatis et répétaient la forme de l’intérieur du chapeau, telle une forme pour un gâteau.

Quelques centaines de mètres plus loin, il sortit une cigarette et l’alluma. Sans la moindre hésitation, sans une question de circonstance : « ça vous gênerait la fumée ? » ou « je peux ? ». Non, il était chez lui, c’était sa voiture pour laquelle il payait. Le chauffeur ? Eh bien, c’est un larbin. Il fait partie du service.

Lorsqu’il me parlait, il prenait délibérément une intonation de quelqu’un de blasé. Encore plus qu’il l’était en permanence. C’était le genre d’intonation et une façon de parler qui sous-entendait : « Je ne vois même pas pourquoi je te parle… pourquoi, d’ailleurs, tu m’adresses la parole déjà ? ». Même s’il ne le disait pas textuellement, tout son être et son attitude transpiraient un tel dédain et mépris qu’un simple silence dans la voiture faisait déjà du bien au moral.

Rentrer dans les détails du programme de cette mission n’a aucun intérêt, car il était composé des mêmes attributs que chez la majorité absolue des autres blindés de la planète que je conduisis. Indépendamment des cultures et du niveau de richesse, ils étaient curieusement tous blasés et avaient tous plus ou moins les mêmes gestes, habitudes et manières. Avenue Montaigne, un must ! Rue (du Faubourg) Saint-Honoré, bien évidemment ! Les repas dans les établissements Costes, obligatoires ! Et les sorties dans les mêmes boîtes de nuit, les mêmes endroits branchés, à quelques différences près.

Dundee, en effet, n’était point une exception. C’était le même parcours, les mêmes adresses, les mêmes attentes interminables dans la voiture devant les boutiques de luxe. Pendant que la Police municipale, en passant à côté, plus ou moins courtoisement ordonnait de circuler pour éviter tout problème. Il fallait donc faire un tour du quartier, voire plus, pour retrouver un trou où il était possible de se planquer avant l’appel du crocodile pour venir récupérer les sacs.

Dès le deuxième jour sa compagnie s’élargit. J’eus dans la voiture une femme, toute petite, les cheveux tirés, habillée plutôt bien. Et l’assistant personnel de Dundee, fraîchement arrivé de Moscou pour m’expliquer depuis le siège passager par où passer dans Paris pour aller aux lieux de leurs rendez-vous. Il était très maniéré, avec un nid de coucou sur la tête en guise de coiffure et des t-shirts de couleurs improbables. Bref, maintenant j’avais trois fumeurs avec moi. J’étais ravi.

Un jour, il y eut un grand débat dans la voiture, comme si je n’étais pas là, pour décider comment ils allaient s’habiller pour la soirée à laquelle ils étaient invités. Le costume Yves Saint Laurent fraîchement récupéré de l’atelier des retouches ou quelque chose de plus détendu ? Une robe de soirée avec des talons aiguilles ou une robe plus serrée pour ne pas paraître trop habillée pour cette occasion ? Le débat fut interminable et plus que chaleureux, après un lunch de deux heures au Café Marly. Tout compte fait, ce soir-là c’était la seule fois que je vis Dundee habillé en autre chose que son scaphandre intergalactique, dont il ne se séparait pas le reste du temps.

Mais je vis aussi autre chose. Une fois la femme vêtue de la robe finalement choisie, par un concours de circonstances elle se mit à chercher quelque chose dans son sac qui se trouvait à l’arrière de la voiture. Visiblement elle ne voulait pas que ces amis sachent ce qu’elle y cherchait. Et à l’évidence, sa robe n’était pas prévue pour des positions extravagantes, mais plutôt pour des podiums où l’on reste droit comme une perche et on ne met surtout pas de culotte. En se penchant dans le coffre pour récupérer l’objet convoité, le tissu semi-transparent s’étira et je me retrouvai face à une belle paire de fesses parfaitement visible et ne cherchant pas à fuir. La dame n’arrivait pas à mettre la main sur ce qu’elle cherchait. De plus, je ne pouvais pas être attrapé pour mon regard déplacé, car je la protégeais avec un parapluie du temps classique parisien. Alors, personne autour et elle la tête dans le coffre… J’avais donc tout le loisir d’admirer ce sur quoi elle était assise juste derrière moi depuis quelques jours, en fumant et racontant des âneries appuyées par ses deux acolytes.

***

Ici, il convient de s’arrêter sur une particularité propre aux clients des palaces. J’insiste sur le terme palaces, car parmi les clients des taxis de luxe il y a assez souvent des gens beaucoup plus simples, ceux qui ne sont pas VIP et qui s’arrêtent dans des hôtels beaucoup plus abordables. Leur programme journalier en général est plus culturel et moins « je me la raconte ». Ils ne s’habillent pas avenue Montaigne, ne déjeunent pas à l’Avenue ou au Café Costes. Cette couche de clientèle est plus ponctuelle et respectueuse de leur environnement social (chauffeurs, serveurs, guides, personnel hôtelier). Or, c’est sans doute l’épaisseur du portefeuille qui, de manière inversement proportionnelle, définit le niveau de digression possible de l’éducation élémentaire. S’il y en eut initialement… En d’autres termes, l’épaisseur du portefeuille n’arrange pas le respect d’autrui. Et je reviendrai dessus plus tard.

D’habitude, lorsqu’un client de palace en vacances à Paris demande à son chauffeur de revenir le lendemain matin à 10 heures, en réalité il ne descendra sur le parvis de son dortoir luxueux que vers midi (au mieux), sinon 13-14 heures. Il le sait pertinemment. Et les chauffeurs le savent encore mieux. Mais les blindés – et en cela les pires sont les Saoudiens – demandent quasi systématiquement la voiture à disposition à l’heure où ils ne comptent même pas se réveiller. Sans compter les heures de préparatifs après le réveil, car ils ne peuvent pas sortir de leur suite sans le brushing impeccable, sans avoir rependu sur soi un litre de parfum et, pour certains, sans le petit-déjeuner continental. Les seules fois où ils sont à l’heure le matin, c’est lorsqu’ils ont des rendez-vous ou l’avion à prendre.

Or, deux jours avant le départ du trio, ma Mercedes refusa de démarrer le matin. Soudain problème électronique, ce qui n’est pas propre à la Deutsche Qualität[1]. Naturellement mon retard commença à se creuser, le temps qu’on récupère une nouvelle voiture du même standing. Pensez-vous que je fus en retard de beaucoup ? 25 minutes seulement.

« Seulement », parce que compte tenu de la situation que nous surmontâmes c’était de l’ordre d’une mission impossible. Ensuite, je partis comme une flèche en direction du George-V. C’était un dimanche matin, Paris était vide. Inutile d’expliquer que je grugeai quelques feux rouges et que je ne roulai pas vraiment à trente à l’heure. Pendant ce temps j’appelai son assistant en m’excusant et en expliquant la situation de force majeure qui, à vrai dire, m’était arrivée une seule fois en plus de 7 ans de pratique de ce métier. Le gars qui aimait les chemises à perroquets me dit « Aucun problème, on est même pas encore vraiment réveillés ». Levon aussi remit une grosse couche au téléphone à l’assistant en s’excusant et en proposant même d’offrir le transfert à l’aéroport qui devenait imminent.

Ce matin-là une exception se produisit. Malgré l’information donnée par l’assistant, qui sortait à peine du lit étant persuadé que toute la fine équipe était dans le même état de décomposition, en arrivant avec 25 minutes de retard en bas du George-V je remarquai le crocodile, fidèle à lui-même, fumant une cigarette dehors. Il paraissait calme. Une fois dans la voiture, je débitai tout de suite mon histoire en m’excusant plusieurs fois et en prétextant que l’assistant avait été prévenu en temps et en heure.

Comme s’il ne m’avait pas entendu, tout en restant calme mais avec une tension assez grave dans la voix il prononça une perle, sortie tout droit de l’époque féodale, voire de la préhistoire : « J’en ai rien à foutre de vos problèmes au garage ! Tout ce que je dis doit être exécuté comme la parole de Dieu ! C’est clair ? ».

Je jetai un regard dans le rétroviseur. En voyant son calme apparent, il était difficile de saisir pendant quelques instants, si c’était une plaisanterie ou du sérieux. Mais avec le silence qui s’installa juste après cette élocution, je réalisai que non seulement mon client avait un manque de goût vestimentaire, mais en plus, dans sa tête, il était seul au monde. L’élu.

Sa phrase vite fit le court-circuit dans ma mémoire en s’imbriquant avec les conversations qu’il avait au téléphone avec ses fournisseurs moscovites depuis la voiture. Il leur parlait effectivement comme un féodal, en les incitant à lui baiser les pieds et le vénérer comme leur maître. Alors, je compris que les dieux aussi avaient besoin de la grande remise. Mais avec les chauffeurs. Sinon, comment expliquer à un robot que tu es Dieu ?

Plus tard dans la journée, Dieu des crocodiles désira s’arrêter dans un kiosque, avenue Kléber, où il ne lâcha pas loin de 150 euros pour un paquet de magazines immobiliers spécialisés dans les châteaux. Ensuite, en les feuilletant dans la voiture avec son assistant et en parlant des budgets « quasi ridicules », sic, il statua qu’un château doit forcément être proche de Paris, pour être « proche de tout ».

Dans le lot des clients que je conduisis en 7 ans, il y avait du gratin, je vous prie de me croire. Mais je ne rencontrai plus jamais d’autres dieux par la suite. En revanche, je peux dire sans détour et sans modestie aucune que, moi, j’en vis un vrai de mes propres yeux et il s’abaissa même pour m’adresser la parole.

[1] Qualité allemande.

Pour mieux comprendre de quel gratin il va s’agir, je fais une escale sémantique qui est capitale pour la suite. Dans le monde où chacun a sa propre perception des choses, en sus des vieilles notions définies dans des dictionnaires et encyclopédies depuis des lustres et usées jusqu’à la corde, il serait convenable d’essayer de recalibrer – de manière non pas théorique, mais pratique – la notion d’être riche dans le sens matériel du terme. Matériel puisqu’en dehors des tableaux économico-sociologiques basés sur des moyennes et autres « racines carrées de la variance des échantillons statistiques », dans le conscient collectif l’aspect matériel de la richesse est la perception la plus ancrée et la mieux comprise…

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PARTIE II
La psychologie des (nouveaux) riches

ÉPILOGUE
M. et Mme Tout-le-monde